Stablecoins : un danger pour le système bancaire ? (partie 3)

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Dans cette partie 3, Koen De Leus expose les dangers des stablecoins, comme les crédits plus chers et le contournement des banques centrales.

Moins de dépôts, crédits plus chers

Les stablecoins constituent-ils un danger pour le système bancaire ? Oui, les stablecoins sont potentiellement dangereuses – si elles prennent une importance telle qu’elles en arrivent à cannibaliser les banques. En effet, chaque dollar qui s’oriente vers le stablecoin représente un dollar de moins dans le pot de financement des banques. Moins de dépôts signifie des crédits plus chers, et ce n’est peut-être pas le but. C’est pourquoi la réglementation actuelle interdit aux stablecoins de payer des intérêts.

Une autre différence avec les banques réside dans le fait que la banque centrale américaine (les stablecoins sont aujourd’hui surtout un phénomène américain, encore accentué par la loi GENIUS) ne donne aucune garantie sur les versements détenus par les émetteurs de stablecoins. Le robinet de liquidités de la Fed reste également fermé. Une ruée soudaine vers les remboursements pourrait donc mal tourner – et ce jour-là arrivera sans aucun doute.

Les banques centrales étrangères hors jeu ?

Le fait que les stablecoins ne puissent pas offrir d’intérêts les rend moins attrayants pour les institutions étrangères qui ont accès à des produits assortis d’intérêts. Mais dans les pays dont la devise est instable, détenir des dollars numériques reste certainement attrayant pour les particuliers, même sans rendement. C’est là que la « dollarisation » entre en jeu, entraînant la mort de la banque centrale locale.

Pourtant, les pays émergents ne pensent pas toujours à l’effet domino. Bon nombre de ces pays mènent aujourd’hui des politiques monétaires (inflation) et budgétaires crédibles, souvent plus strictes que les États-Unis (même si, entre nous, la barre a été fortement baissée récemment). Des pays comme l’Inde et le Brésil montrent en outre comment une infrastructure de paiement moderne peut rester sous le contrôle des pouvoirs publics. India’s Unified Payment Interface traite 75% de tous les paiements de détail numériques, soit 20 milliards (!) de transactions par mois – et le Pix du Brésil a déjà convaincu 93% de la population.

Les émetteurs de stablecoins sont-ils des banques ?

Pas d’après la loi GENIUS. Le régulateur veut imiter la fonction bancaire sans l’appeler « banque ». Ainsi, il y a à une réserve de couverture à 100%, des audits réguliers, pas d’assurance dépôt, pas d’accès à la discount window de la Fed, mais une priorité en cas d’insolvabilité. Mais les émetteurs se comportent comme des banques. Ils reçoivent de l’argent, l’investissent et émettent une obligation remboursable au pair. « Si ça a la couleur de la banque… »

On s’attend à ce que les banques commencent elles-mêmes à émettre des jetons – des « dépôts tokenisés » – pour ne pas se retrouver hors jeu. En outre, le pont entre la blockchain et l’économie réelle, la dite « on/off ramp » où l’argent est converti en stablecoins et vice versa, reste l’apanage du système bancaire. Au sein de la chaîne, le système est libre, mais dès que de l’argent entre ou sort du circuit d’approbation, il passe inévitablement par le secteur financier.

Wildcat banking, mais numérique

La création de stablecoins est essentiellement de la création d’argent privé. Il ne s’agit pas d’un moyen de paiement légal, mais il fonctionne comme de l’argent : vous pouvez l’épargner, le négocier et l’utiliser pour payer. Cela rappelle l’ère du « free banking » de 1837 à 1863, où les banques américaines individuelles émettaient leurs propres billets. Aujourd’hui, les émetteurs de stablecoins agréés peuvent créer leur propre devise.

À l’époque, la confiance reposait sur la réputation de la banque ; aujourd’hui sur la qualité des réserves et des audits. À l’époque déjà, il manquait une autorité centrale ; aujourd’hui, la réglementation est de nouveau à la traîne. La BIS (Bank for International Settlements) avertit : « L’histoire se répète avec l’émission privatisée de stablecoins concurrents. »

Comment cela s’est-il passé ? Mal, globalement. Certaines banques installaient des bureaux dans des régions éloignées, émettaient des billets et disparaissaient dès que les clients voulaient les échanger contre de l’or. La création de nombreux billets différents, chacun d’une valeur propre, a fortement fragmenté et déstabilisé le système monétaire. Et puis il y avait aussi les classiques « bank runs ». La faillite d’une banque entraînait celle d’autres banques, même solides.

Les stablecoins rendent-ils le système financier moins stable ?

Ce risque n’est pas nul.

  • Risque de ruée sur les banques et parité : Si la confiance diminue, le cours d’un stablecoin baisse. Un stablecoin de 1 dollar ne vaut alors plus 1 dollar ce qui est toujours le cas pour un « vrai » dollar (= singleness). Les doutes sur un émetteur se répercutent sur le reste, et tout le monde se précipite en même temps vers la sortie. Même les devises « stables » risquent de ne pas conserver leur valeur en temps de crise.
  • Lacunes réglementaires et aide d’urgence : En cas de besoin de liquidités, les banques peuvent emprunter auprès de la Fed via la discount window. Les banques empruntent alors auprès de la Fed et mettent des actifs en garantie. La Fed fournit immédiatement du cash à un taux légèrement plus élevé, et la banque rembourse plus tard l’emprunt dès que la panique s’estompe. Les stablecoins n’ont pas accès à cette discount window. La loi GENIUS ne prévoit pas non plus d’assurance dépôt. Elle impose une couverture complète, mais c’est autre chose.
  • Effet domino : « Qui intervient lorsqu’un émetteur de stablecoins rencontre des difficultés, et avec quelle compétence pour éviter que les problèmes ne se propagent à l’économie réelle, comme dans les années 30 ? », demande le lauréat du prix Nobel Simon Johnson dans un article d’opinion1. On peut appliquer la législation sur les faillites aux émetteurs de stablecoins défaillants, « mais cela entraînera inévitablement des coûts élevés pour les investisseurs, y compris de longs retards dans la perception de ce qui reste de leur argent. Et cela va presque à coup sûr aggraver les ruées sur d’autres émetteurs de stablecoins. »
  • Asset-mismatch : Selon ses promoteurs, la loi GENIUS vise à renforcer le dollar comme monnaie de réserve. D’autre part, elle permet aux émetteurs étrangers de détenir des réserves dans leurs propres obligations d’État – libellées dans d’autres devises que le dollar. Si le dollar s’apprécie, ces émetteurs se retrouvent en difficulté. Le stress lié aux liquidités, les faillites et les ruées sont alors évidents. D’ailleurs, si nous revenons à une politique de taux zéro comme il y a quelques années, le modèle bénéficiaire des émetteurs de stablecoins s’effondre.
  • Dynamique des fonds monétaires : Les stablecoins investissent massivement dans des bons du Trésor à court terme, tout comme les fonds du marché monétaire. Selon la BIS, chaque augmentation de 3,5 milliards de dollars de leur capitalisation boursière fait baisser les taux d’intérêt de la dette à court terme de 2,5 à 5 points de base. En 2024, les émetteurs de stablecoins avaient déjà acheté ensemble 40 milliards de dollars de bons du Trésor, soit l’équivalent des achats des principaux fonds du marché monétaire et des États souverains réunis. Pendant les vagues de ventes, les effets des taux d’intérêt sont trois fois plus importants. Les fire sales (des mouvements massifs de ventes d’actifs à prix cassés) ne sont plus un risque théorique.
  • Désintermédiation de la Fed : Les stablecoins contournent le système des banques correspondantes. Dans le cas d’une transaction bancaire internationale traditionnelle, le paiement passe toujours par les banques correspondantes et donc par le bilan de la banque centrale américaine. Cependant, une entreprise américaine peut payer son fournisseur étranger directement en dollars numériques avec des stablecoins, sans que la Fed ne voie jamais la transaction. Cela supprime non seulement la banque centrale du système de paiement, mais cela sabote également son pouvoir géopolitique, y compris sa capacité à imposer des sanctions.

Les stablecoins accélèrent l’innovation, mais ils suppriment également les garde-fous mis en place par les autorités publiques. « Dans la pratique », écrit sans détour la BIS, « les stablecoins sont particulièrement attrayantes pour les criminels et les organisations terroristes. »

L’alternative : les dépôts tokenisés et le Unified Ledger

La BIS voit le salut dans des dépôts bancaires tokenisés et dans  un « Unified Ledger » – un réseau uniforme et programmable sur lequel coexistent des réserves bancaires centrales, des dépôts bancaires et des obligations d’État sous forme de claims numériques.

Ce système allie la rapidité des stablecoins à la sécurité du secteur bancaire traditionnel : le règlement public, la garantie de dépôt et la surveillance sont maintenus, mais les transactions se déroulent instantanément et de manière programmable.

Moins sexy que les stablecoins ? Absolument. Mais plus fiable. Les stablecoins sont les fintechs de l’argent ; les dépôts tokenisés, son service compliance.

 

1 Simon Johnson, les crises cryptographiques approchent, Project-Syndicate