- 14/1/2025
« L’Allemagne a sous-traité sa sécurité aux États-Unis, ses besoins énergétiques à la Russie et ses besoins en matière d’export à la Chine. » Cette déclaration de Constanze Stelzenmüller (Brookings Institute) en 2022 doit être actualisée. Entre-temps, l’Allemagne a échangé ses importations de gaz russe contre du GNL américain. Le ralentissement de ses exportations vers la Chine a été compensé par une augmentation de l’export en direction... des États-Unis.
Chief Economist
Remplacez l’Allemagne par l’UE, ajoutez l’élection d’un président américain isolationniste à la mixture, et l’UE se retrouve avec un problème colossal sur les bras. Comment s’extraire de cet étau ? Par le passé, l’UE a toujours fait preuve de détermination face aux chocs. Et il y en aura quelques-uns dans les prochaines années. Que « Europe First » devienne donc la réponse à « America First ».
S’il est un choc auquel nous n’échapperons pas, c’est la paix imposée en Ukraine. Le président Trump part du principe que l’Europe est une région riche et prospère et doit donc faire face seule à la menace perçue dans le chef de la Russie. Les États-Unis ont ainsi les mains libres pour concentrer leurs dépenses militaires sur la menace chinoise. La perception selon laquelle la Russie a gagné un deal et envisage par conséquent d’attaquer un pays limitrophe (états baltes, Moldavie) incite l’UE à agir. Peu importe que cette « théorie des dominos » soit justifiée ou non. L’important est que la plupart des pays européens y croient.
La première étape doit consister à bâtir un complexe militaro-industriel équivalent à celui de la Russie. La Russie consacre près de 9% de son PIB à la défense et l’Europe un peu moins de 2%. Nous devons étendre notre capacité budgétaire centrale. Ce qui était impossible jusqu’à présent, si on excepte le fonds européen NextGeneration est maintenant sur la table. Plusieurs pays européens débattent en ce moment quant à la création d’un véhicule de financement d’au moins 500 milliards d’euros pour des projets de défense communs et des achats d’armement.
« On s’accorde de plus en plus pour dire que nous devons contribuer davantage à la défense », a récemment déclaré le Premier ministre grec Kyriakos Misotakis, « et le temps est peut-être venu de constituer un mécanisme européen commun pour financer des projets conjoints ». Outre la défense, la stratégie « Europe First » doit s’appliquer à l’approvisionnement énergétique. Sa dépendance croissante envers le GNL importé des États-Unis aggrave le gigantesque désavantage compétitif de l’Europe en raison des coûts bien plus élevés de l’énergie dans ce pays. Il nous faudra du temps pour nous dépêtrer de ces liens de dépendance. À court terme, le prix à payer consistera à importer plus de dispositifs énergétiques et de défense. Voilà l’offre de paix à consentir pour apaiser un président américain axé sur les deals et le dissuader de toucher aux tarifs à l’importation.
Au niveau macroéconomique, l’approche « Europe First » implique de stimuler la demande intérieure. Nous devons nous écarter du mercantilisme allemand, qui se traduit par un excédent chronique sur son compte courant. Les investissements et la consommation européens boostent cette demande intérieure. Concrètement, cela signifie par exemple de renforcer la demande intérieure de voitures électriques et de clean tech. Les pouvoirs publics doivent apporter leur soutien et consentir des investissements pour mettre cette machine en branle.
Le passage à l’énergie renouvelable au détriment des combustibles fossiles importés n’aura de chances de réussir que si notre réseau électrique et nos infrastructures le permettent. Le consommateur n’achètera de véhicules électriques en masse que si on déploie des bornes de recharge dans toute l’UE. Une fois que l’Europe aura clairement et définitivement donné le cap et préparé son argent en ce sens, les investissements privés suivront, aussi bien au sein de l’UE que depuis l’extérieur. Les entreprises chinoises veulent produire des voitures électriques dans l’UE. Qu’on la laisse conclure des joint ventures avec les entreprises automobiles européennes aujourd’hui à la traîne, en échange de sa technologie plus avancée. L’Europe parviendra ainsi progressivement à bâtir un nouvel écosystème pour les voitures électriques, y compris pour la technologie des batteries. Une approche protectionniste peut encore s’envisager dans d’autres secteurs où l’Europe jouit encore d’une longueur d’avance en matière de technologie.
Ici aussi, le pilier central sur lequel reposent les investissements publics de cette stratégie « Europe First » est un véhicule financier européen commun. Le financement d’initiatives et d’investissements privés passe par la création de l’union des marchés de capitaux. À cet égard, les pays européens doivent faire leur choix entre conserver leur dépendance vis-à-vis des États-Unis pour le capital-risque et ravaler leur fierté pour instituer un organisme de contrôle européen global et des centres de financement 100% intégrés. Une troisième source de financement réside dans la titrisation de prêts. Le reconditionnement et la vente de prêts permettent aux banques d’utiliser le capital qu’elles avaient mis de côté pour couvrir le risque de ces prêts en vue de consentir de nouveaux prêts.
L’Europe pourra-t-elle se réinventer ? Ce moment « hamiltonien » de dettes collectives européennes toucherait-il à sa fin ? À l’échelle des normes européennes, les réformes nécessaires sont titanesques. Mais une paix imposée et un ours russe qui montre les crocs aux frontières de l’Europe, en l’absence d’une protection américaine, présentent un danger évident et brutal. L’Union européenne n’a pas d’autre choix. Elle va devoir tester les limites de sa capacité de financement. Sous peine de devenir un punching-ball et un musée pour le reste du monde dans les décennies à venir.
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